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Interview Philippe OSSET: Expert international dans l’application de la méthodologie des analyses du cycle de vie

Rédigé par Chloé Leconte | 27 juin 2022

Philippe Osset est expert international dans l’application de la méthodologie des analyses du cycle de vie. Il a cofondé en 2010 Solinnen (dont certains collaborateurs sont accrédités pour la vérification des FDES), grâce à qui il accompagne dans le domaine de l’ingénierie environnementale les industriels et les pouvoirs publics en France et en Europe. Il est également président de l’ISO/TC 59/SC 17 (développement durable dans les bâtiments et les ouvrages de génie civil). Il est depuis 2012 Directeur Scientifique du réseau collaboratif SCORE LCA. Il a accepté de revenir pour Knauf Insulation sur les principaux enjeux de la RE 2020 en matière d’isolation.


 

Pour rentrer tout de suite dans le vif du sujet, pourriez-vous nous expliquer l'impact qu’ont les objectifs de réduction des émissions carbone de la RE 2020 sur l’isolation ?

La RE 2020 impose effectivement des seuils « d’empreinte carbone » qui sont appelés à évoluer et à devenir de plus en plus exigeants. C’est une grande nouveauté, intéressante, par rapport aux précédentes réglementations, qui n’étaient « que » thermiques. Aujourd’hui, le gouvernement a opté pour une approche environnementale, pour l’instant focalisée sur cette « empreinte carbone » (issue des émissions de gaz à effet de serre, mesurée en « équivalent CO2 »).

Cela implique d'avoir des bilans environnementaux qui vont s'appliquer à l'ensemble des produits de construction, dont les isolants : les FDES – Fiches de Déclarations Environnementales et Sanitaires. Ces FDES nous permettent notamment de connaître l’empreinte carbone pour l’ensemble des produits à chaque étape de leur cycle de vie, et notamment leur production. La réglementation à venir considère notamment comme indicateur au niveau du bâtiment « l’empreinte carbone à l'usage » plutôt que la « consommation énergétique à l’usage », ce qui change donc la façon dont on aborde les énergies utilisées. De plus, elle considère aussi comme indicateur « l’empreinte carbone jusqu’à la construction », dont l’empreinte carbone de production des produits de construction, comme les isolants. Ces deux indicateurs vont maintenant être évalués, et l'ensemble des constructeurs va travailler sur ces deux indicateurs pour baisser l’empreinte carbone complète du projet, sur l'ensemble du cycle de vie du bâtiment.

A ce sujet, lorsqu'on parle de réduire les empreintes carbones, il est important de comprendre qu’on cherche in fine à réduire « l’effet de serre », c'est-à-dire l'effet engendré par les émissions de gaz à effet de serre (GES) sur le climat de notre planète. L’approche « dynamique » qui a été choisie pour la RE 2020 tend à rendre compte de la variabilité temporelle de cet effet.

Par exemple, cette approche dynamique quantifie, à l’étape de la construction, les émissions à l’instant T0 de la construction. Pour un isolant en laine minérale manufacturé, on va donc compter l’empreinte carbone liée à la production de cet isolant : plus un bâtiment comporte d’isolant (en masse), plus l’empreinte carbone de production de cet isolant sera important.

Toutefois, ce qui me semble fondamental que chacun comprenne, c’est que plus on va isoler un bâtiment, moins à l'usage ce bâtiment va consommer d'énergie, et ceci sur toute sa durée de vie. C’est justement l’utilité bien particulière des isolants, produits de construction à valeur ajoutée thermique, non prise en compte dans le calcul de l’empreinte carbone des isolants (mais prise en compte à l’échelle du bâtiment).

Ces émissions d’usage, liées à la consommation d’énergie pendant la durée de vie du bâtiment, ont lieu après la construction. Avec la RE 2020, ces émissions sont comptées comme contribuant moins à l’effet de serre que des émissions ayant lieu à la construction, des facteurs correctifs dépendants du moment d’émission, inférieurs à 1, sont utilisés dans les calculs. De même, les émissions ayant lieu en fin de vie de l’isolant sont multipliées par le facteur correctif approprié (dépendant du moment de la fin de vie).

On parle ici d’un effet qui concerne tous les isolants. Que ce soit un isolant en laine de bois biosourcée incinéré, ou un isolant en PSE (par exemple) incinéré, cela ne change rien à la correction concernant les émissions liées à l’incinération en fin de vie. En revanche, pour la production en elle-même, lorsqu'on a un isolant biosourcé, on considère qu’on a capté du CO2, en lien avec la croissance passée d’arbres, et cette captation est comptée en déduction. Donc effectivement, au niveau de la construction, cette captation joue sur l’empreinte carbone attribuée aux isolants biosourcés. En revanche, en fin de vie du produit (biosourcé ou non), des GES vont être rejetés dans l’atmosphère et vont, eux aussi, contribuer à l’effet de serre, mais sont comptés multipliés par le facteur correctif. Ainsi, si on doit brûler un isolant en laine de bois en fin de vie du produit, les émissions sont considérées moins importantes que si elles étaient émises à la date de sa production.

Comment se positionnent les isolants minéraux sur ce point ?

Il faut se rappeler que si la production des isolants minéraux va consommer de l’énergie et émettre des GES pour ce faire à T0, ces produits n’ont quasiment aucun impact en fin de vie. Les isolants minéraux sont valorisés ou déposés en décharge, mais ils n’émettent pas de CO2 en fin de vie (verre ou roche), sauf peut-être pour leur transport. L’isolant bois lui, émet en fin de vie, et peu à la production. De fait, les moments d’émission sont différents.

Les émissions à la production et en fin de vie sont-elles équivalentes ?

Tout est une question d’horizon temporel et de prise en compte de la contribution d’une molécule de CO2 à l’effet de serre : si une molécule de CO2 est émise aujourd’hui, elle va contribuer à l’effet de serre à partir de maintenant, et pour très longtemps (plusieurs centaines d’années) puisque le CO2 ne va pas se dégrader tout de suite dans l’atmosphère. En revanche, si la molécule de CO2 est émise dans 50 ans, elle ne contribuera pas à l'effet de serre entre aujourd’hui et son moment d’émission (dans 50 ans). Toutefois, une fois émise (dans 50 ans), cette molécule de CO2 contribuera (plus tard donc) à l’effet de serre tout autant que la molécule émise aujourd’hui (mais pas au même moment) : à un horizon temporel lointain (plusieurs centaines d’années), pas de différence entre les deux contributions à l’effet de serre (celle à T0 et celle à 50 ans).

Le mode de calcul qui a été retenu dans la RE 2020 considère une PER (Période d’Étude de Référence) de 50 ans. L’approche simplifiée du calcul considère ainsi à T0 les émissions et captations antérieures à la date de construction, et les émissions et captations postérieures à 50 ans comme si elles avaient lieu à t=50 ans. Ainsi, l’effet de serre des émissions (et captations) ayant lieu à 50 ans (et ensuite) est évalué sur 50 ans : seuls 57,8% de l’effet de serre à 100 ans est ainsi pris en compte dans les calculs de la RE 2020. Par exemple, l’effet de serre engendré par la combustion d’un produit en fin de vie, au-delà de la PER, est réduit de 42% par rapport au calcul traditionnel. Si nous avons un horizon de temps à 1000 ans derrière, la contribution à l’effet de serre serait proche de 100%.

Donc le choix d’horizon de temps pour le calcul dynamique qui est fait dans la RE 2020 réduit très significativement la contribution des émissions qui sont décalées dans le temps par rapport à ce qu’elles vont contribuer in fine.

Sur ce point, nous avons défendu avec Solinnen la prise en compte d’une PER de 100 ans (plutôt que de 50 ans) et d’un horizon de temps à 200 ans, ce qui permettrait de prendre en compte la contribution à l’effet de serre des molécules de CO2 de façon plus complète et d’élaborer des stratégies bas carbone qui évitent de rejeter aux générations futures la gestion de l’effet de serre dont nous sommes responsables aujourd’hui, et aussi demain par nos choix de conception.

C’est ainsi surtout le choix de la PER et de l’horizon de temps qui pose un problème, plutôt que la méthode dynamique de prise en compte du décalage temporel de l'émission. Dans ce contexte, l’avantage du biosourcé par rapport au minéral, du point de vue de l’effet de serre, disparaîtrait quasiment.

Si l’on aborde la RE 2020 avec une approche globale et plus seulement avec un angle « carbone », quelle place peuvent avoir les isolants traditionnels ? 

Les choix qui vont résulter de la mise en place actuelle de la RE 2020 vont surtout réduire les impacts de construction des bâtiments, en essayant de réduire ce qui est émis aujourd’hui. Cela permet de répondre à des besoins de quantification court terme, en lien avec un agenda court (quelques années). Cette approche encourage d'une certaine façon à moins isoler et à moins investir aujourd’hui dans les bâtiments, en considérant que ce n’est pas grave de consommer plus d'énergie (aujourd’hui et plus tard), puisqu’on suppose aujourd’hui que cette énergie sera elle-même, hypothétiquement, de plus en plus décarbonée. C’est oublier peut-être qu’il est impératif de réduire la consommation d’énergie pour que les moyens de production d’énergie puissent être justement décarbonés. Si l’on en consomme trop, ces moyens propres ne suffiront pas, et il faudra solliciter des moyens plus carbonés (fossiles). C’est aussi oublier la charge que fait porter sur les ménages, notamment les plus fragiles, le coût (croissant) des énergies…

La France fait donc avec la RE 2020 un pari sur l’avenir. Pari consistant à se dire que l’énergie de l’avenir émettra très peu de CO2, sera peu chère et, qu’en isolant moins aujourd’hui, la surconsommation de demain ne sera ainsi pas très problématique, car elle n'émettra que peu de CO2. C'est un pari qui pose à mon sens deux problèmes.

Le premier, c’est simplement que nous ne sommes pas sûrs que l’énergie sera décarbonée demain. On parle beaucoup d’investissements dans des moyens de production bas carbone, comme le nucléaire (tel qu’il est annoncé aujourd’hui) ou comme les productions à partir d'énergies renouvelables. Il y a toutefois encore beaucoup d'investissements à faire, et il va pour cela falloir avoir les ressources nécessaires dans un délai bref, ce qui n’est pas sûr (voir notamment le délai de construction d’un EPR). C’est un donc déjà, sur ce point-là, un vrai pari sur l’avenir – auquel l’ADEME travaille ardemment pour le rendre faisable.

Le deuxième point, encore plus important, c’est que ce faisant, nous allons consommer encore plus d’énergie, or, au-delà de l’effet de serre, il y a notre capacité à produire l'énergie utilisée dans les bâtiments. 

De fait, il faut d’abord réduire la consommation d'énergie, pour ensuite pouvoir la décarboner. 

Si aujourd’hui on considère que dans le bâtiment on peut consommer plus, plutôt qu’isoler un peu plus, ça veut dire que demain, il faudra construire plus de réacteurs nucléaires, de panneaux solaires et d’éoliennes pour produire cette énergie supplémentaire, qui n’aura pas été économisée par plus d’isolant.

Les impacts associés à ces moyens de production vont avoir lieu, pas dans le bâtiment, mais dans les centrales, avec tous les problèmes environnementaux associés à la pose d’une centrale nucléaire ou à la production de panneaux solaires ou d’éoliennes.

Cela me questionne de voir une réglementation qui, d’une certaine façon, va encourager à isoler moins (pour passer le seuil de production), et donc à consommer plus d’énergie, et donc à installer plus de moyens de production de cette énergie (qui n’existent pas encore).

Si on pense au-delà du poids carbone, sommes-nous capables de chiffrer précisément l’impact de chaque composant d’une construction ?

Les fabricants d’isolant, avec leur fédération le FILMM, ont fait des études dans le passé qui montraient que globalement, l’énergie consommée pour produire un isolant minéral était en gros (selon les bâtiments) amortie sur une période de chauffe (un hiver). Ce qui veut dire qu’ensuite, toutes les périodes de chauffe montrent un bénéfice énergétique. La fabrication de l'isolant, qui déjà représente peu (approximativement 5% en maison individuelle) dans l’impact d’un bâtiment complet, est donc amortie très rapidement.

Et pourquoi dire qu’on va isoler un peu moins ? C’est parce que même si ce ne sont que quelques %, les gens vont essayer de « tirer les taquets vers le bas ». Si les isolants « en font les frais », ce serait une démarche d’optimisation locale, alors que l’optimisation globale, à l’échelle du bâtiment, est bien plus intéressante. Le problème, c’est que lorsqu’on parle de trajectoire bas carbone et que l’on commence par émettre plus, cela surprend, et l’on ne voit pas forcément les bénéfices « effet de serre » à un horizon de quelques années. 

La part des émissions associées à l’isolation est finalement assez faible, il faudrait donc s'autoriser à en émettre un peu plus. Faire ce choix, c’est faire le choix de bâtiments mieux isolés et proposant un meilleur confort d’été (puisqu’on veut là aussi éviter au maximum les climatisations à tout va). Quand on construit du neuf, il y a beaucoup de moyens pour jouer sur des éléments de conception, avant même de penser à la climatisation. L’isolant en fait partie aussi et, là encore, le fait de le réduire signifie que le confort d’été sera dégradé ou qu’il faudra rajouter de la climatisation. 

Les concepteurs de bâtiments vont vraiment améliorer leur construction dans le cadre de la RE 2020. Donc là-dessus, on peut se dire que la RE 2020 va être une solution gagnante.

Le vrai problème viendra si cette conception, fixée par rapport à des seuils de construction, entraîne la construction de bâtiments peu performants, car alors ils le seront pour 100 ans si l’on n’y change rien ultérieurement. J'espère sincèrement que la pratique de conception ne va pas se diriger dans cette direction, parce que c’est un pari sur l’avenir et un pari risqué. Si effectivement on consomme trop d’énergie par rapport aux moyens bas carbone qui seront disponibles, il y a des chances que des énergies fossiles soient utilisées en appoint (ce qu’on voit déjà dans d’autres pays) et nous aurons vraiment perdu à ne pas avoir investi dans l’isolation.